P. de Bollivier, 2012

Ams Tram Gram
L’art, la magie, le jeu

« l’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot il est homme,
et il n’est tout à fait homme que là où il joue »[1]

Le travail d’Annaf propose une articulation autour du dessin, de la sculpture et du jeu. Avec comme matrices les jeux du Tangram et de l’Origami, l’artiste déploie un univers de lignes et de formes géométriques : les Nécrobox accrochées au mur, les objets architecturés installés au sol, les dessins préparatoires et découpages, réalisés à l’encre de chine sur papier, la colonne de feuilles à emporter, marqués de patrons pour fabriquer des origamis, ainsi que la vidéo-performance sur le signe de l’infini…

Dans ses Nécrobox, elle convoque des insectes naturalisés provenant de la collection que lui a laissée son père. Annaf est une grande collectionneuse, de petits et grands riens, qu’elle inclut parfois dans son travail. Les insectes sont placés dans des vitrines de moyen format, épinglés sur le bord inférieur du tableau et connectés à un réseau de lignes de pliages. Ces lignes sont les traces des origamis de ces mêmes insectes (araignée, libellule, papillon et autres taons) que l’artiste fabrique puis déplie. Un clin d’oeil aux sculptures à facettes de Xavier Veilhan, qu’elle a voulu, avec un certain humour, aplatir et mettre sous verre, comme naturalisées.

Avec Archigram, elle déploie en volume les sept pièces géométriques du jeu de Tangram, puzzle chinois qui permet de fabriquer une infinité de dessins. Les sculptures obtenues sont des sortes de tours à l’esthétique constructiviste, et peuvent être assemblées de manière à construire de nouvelles formes.

La série de dessins est issue des carnets d’exercices qu’elle se contraint à réaliser tous les jours, sorte de rituel d’atelier, sas de concentration et de précision par lequel elle passe pour entrer en création. Leur abstraction froide et géométrique, qui renvoie formellement à l’épure suprématiste, propose un déploiement de lignes et surfaces dépliées, un univers mathématique et rigoureux, construit de manière méticuleuse et répétitive. S’astreindre, par la récurrence du geste, à “dépasser le dessin, aller au delà du dessin”…

Ses dessins, de plis ou d’encre, renvoient aux motifs noirs sur fonds blancs des feuilles qu’elle entasse en une colonne qui offre, dans la droite ligne des tas de bonbons et des piles de papier de Félix Gonzales-Torres, la possibilité au spectateur de partir avec une partie de l’oeuvre exposée : Annaf invite tout un chacun à prendre une feuille et à réaliser une cocotte en papier, selon le schéma pré-dessiné.

Elle s’est lancée plus récemment dans une série de dessins et découpages proposant des variations sur la lemsnicate[2], ou le signe “infini” : coupée en de multiples parts, la figure se transforme en un puzzle inattendu, convoquant encore une fois l’esprit du jeu pour mettre en oeuvre de multiples formes et combinaisons. Elle prolonge la dynamique dans un travail autour du temps, intitulé “L’infini au carré à la minute”, constitué de neuf petites horloges dont elle a remplacé les aiguilles par des lemnicates : celles-ci, alimentées par des piles, tournent sur elles-mêmes de manière ininterrompue.

La lemniscate est également au coeur de la performance vidéo intitulée “Le temps d’une craie”, où l’artiste filme, durant six minutes, en plan fixe, un homme de dos dessinant sur un tableau noir les courbes symétriques de l’infini jusqu’à l’usure complète du bâton de craie.

Le point de croisement est un point de retournement…

Comme un grand nombre d’artistes dans le sillage de Dada et de Fluxus, Annaf investit le jeu comme vecteur de formes et d’expérimentations plastiques. Par delà le plaisir et la futilité, est d’abord proposé un projet sociétal alternatif fondé sur la volonté clairement exprimée de sortir du modèle strictement productif et économique qui régit depuis plus d’un siècle et demi l’ensemble des activités humaines. De même, sur le plan ontologique, le jeu représente un espace de liberté et de résistance, hors des contraintes du monde réel, projetant le joueur au-delà des activités liées à la survie et à la nécessité. “Jouer, dit-elle, c’est quitter l’espace du monde ordinaire, ses soucis, ses urgences, comme en un défi à la nécessité et à la mort”.

Les oeuvres d’art partagent avec le jeu cette absence d’utilité pratique et cette extension des espaces de liberté. Comme l’écrit Schiller, “c’est précisément le jeu et le jeu seul qui, entre tous les états dont l’homme est capable, le rend complet et le fait déployer ses deux natures à la fois »[3] : c’est à dire en tant que lui-même, un être qui ressent, et en tant qu’extérieur à lui-même, un être qui a pleinement conscience de sa condition. “Le jeu, dit Annaf, me permet de m’exprimer sur le mode du mime, du “comme si”. La liberté se construit un monde à la mesure de son attente, délimitant son propre espace et imposant au temps son propre rythme. Une manière d’étirer le temps ? Une magie ?”. Les trois séries présentées déroulent, telles les Parques, le fil du temps : les origamis dépliés des Nécrobox montrent en aplats, des sculptures passées, les Archigram déploient leurs structures dans l’espace au présent, et la colonne de papier propose des cocottes dans un avenir indéterminé. Annaf plie et déplie le temps.

Les propositions artistiques d’Annaf sont comme la lemniscate : elles unissent la courbe et la droite, l’expansion et la contraction, dans une dynamique des plus simples qui arrondit, étire, déploie et croise…

Travaillée par les notions de cohésion, d’interaction et de relations réciproques, la plasticienne flirte avec les frontières : peindre avec des leds, sculpter avec des élastiques, installer des lignes dans l’espace, dessiner avec des plis de papier, traces d’une action, mémoire et promesse d’un volume, jouer avec le spectateur, questionner les rôles… Son travail est pensé en termes de construction et non de représentation. Il s’agit d’un art programmatique (répétition de formes, déploiement de dessins dans l’espace, construction de volumes à partir des formes prédéfinies d’un puzzle) qui se développe autour de questions récurrentes, touchant au rôle et au statut de l’artiste, de ce qu’est une oeuvre d’art, de ce qui se joue dans la relation à l’objet, au spectateur, aux autres artistes… “Ce travail, dit-elle, est un jeu avec le jeu, avec l’art, avec d’autres artistes. C’est un jeu avec des protocoles empiriques, déclinables… “.

Jouer au Tangram avec des sculptures-puzzle, proposer au public de fabriquer des origamis dans un espace d’exposition, déplier des sculptures à facette pour en faire des dessins de plis… les propositions d’Annaf ébranlent un certain nombre de certitudes concernant l’oeuvre d’art comme forme fixe, l’artiste comme ultime auteur de formes, la galerie comme lieu où l’on regarde et où l’on ne touche pas. Sont ainsi posées les questions de la responsabilité et des obligations mutuelles qui lient l’artiste et le spectateur. En invitant à jouer et à inventer de nouvelles règles, les artistes proposent de renégocier notre vision du monde, notre rapport à l’art ainsi que notre rapport à autrui. “Contempler l’art ne signifie pas le ‘consommer’ passivement ; cela signifie faire partie d’un monde auquel l’art comme le spectateur appartiennent. Regarder n’est pas un acte passif. Regarder ne laisse pas les choses inchangéees”[4].

Patricia de Bollivier
Juin 2012

[1] Schiller, “Lettres sur l’éducation esthétique de l’Homme”, Aubier, Paris, 1992, p. 221

[2] Lemniscate : n. féminin, éthymologie lemniscus : ruban. Courbe plane ayant la forme d’un 8.

[3] id.

[4] Michaël Archer, “L’art depuis 1960”, Thames & Hudson, 1998, p. 214.