T. Koceck, 2014

ANNAF
Art comme une des possibles imaginaires.

 

« Quand on parle avec un mathématicien c’est quand on regarde les yeux d’un chat…
on passe de l’autre côté sans jamais quitter la réalité » Jean-Michel Albérola
[1]

« Le réel est une superposition des possibles imaginaires » Alain Connes.[2]

 

De formation scientifique, ANNAF a été d’abord analyste et créateur de programmes informatiques. Le désir de l’art est apparu il y a longtemps dans sa vie, par passion. Mais la pratique artistique n’a pu pleinement s’y établir qu’après son arrivée à La Réunion. Le dessin en tant que geste de création en soi, interdit tout au long de sa formation et son activité professionnelle antérieure, occupe une place centrale dans une installation importante, hommage à son père défunt en 2007. Cette date devient rapidement une césure dans son parcours. Depuis, ANNAF tiens autant à la présence de références à l’histoire de l’art, clins d’œil servis avec humour dans son discours, qu’au lien, indispensable, entre ses créations et les sciences.

Adolescente, elle discute avec son père, physicien et un des fondateurs de l’électronique moderne, de certains théorèmes et du rasoir d’Ockham, lex parsimoniae, qui devient avec le temps la justification première de son exigence de simplicité et le principe esthétique pour ses installations et sculptures. Un jour, il prend une orange, pose sur sa peau rugueuse une fourmi et lui explique à partir de cette image animée et organique les concepts d’espace et de temps. Plus que les théories scientifiques complexes se trouvant derrière, ce qu’ANNAF semble avouer avoir retenu de cette illustration génialement limpide, c’est la fluidité synthétique de relations entre notre perception des mécanismes qui animent les éléments naturels et les représentations artistiques et scientifiques de la réalité, souvent cohérentes entre elles malgré les distances ontologiques et métaphoriques nécessaires pour leur construction.

La sentence d’Alain Connes2 pourrait préfigurer toute la mécanique quantique entre autres parce qu’elle suggère une somme d’interférences voire une contradiction fondamentale entre les visions de différentes réalités. Est-on dans le registre réel ou poétique ? Plus qu’un pur axiome scientifique, elle semble plutôt compatible avec une exploration artistique de l’univers animée par le désir de découvrir et d’y ajouter des nouvelles qualités.

A partir des éléments vivants aussi complexes qu’omniprésents dans la nature que des insectes, des arachnides, des arthropodes, ANNAF a commencé en 2010 à constituer une série d’objets rectangulaires composés, appelés « necrobox », en forme de boîtes en bois aggloméré dont le contenu est protégé par une surface transparente, destinés à être exposés verticalement sur un mur. Présent toujours dans la partie inférieure d’un tel assemblage, un corps inerte d’une araignée, d’une guêpe ou d’un millepatte, soigneusement conservé et épinglé comme un spécimen d’une collection entomologique, semble donner origine à un déploiement ascendant sur une surface plane d’un dense réseau linéaire, exponentiel et symétrique.

Le procédé évoque un jeu qui consiste à tendre une fine ficelle entre plusieurs pointes disposées de façon à créer des angles multiples d’une figure polyédrique. Il fait penser encore plus facilement à une transposition aplanie de lignes creuses, traces formées sur une feuille de papier suite au dépliage d’un origami.

Cette allusion explicite aux jeux et plus spécifiquement à l’origami apparaît dans d’autres réalisations d’ANNAF, notamment dans « La colonne de cocotte » (2011) qui est à la fois une édition multiple de poster en noir et blanc recto-verso et une sculpture géométrique, résultat d’un empilement feuille à feuille de cette même édition. Une fois pliée suivant les lignes de séparation entre les surfaces blanches et noires, chaque feuille peut devenir la même figure gisante bien connue de l’origami dont l’écrivain et philosophe espagnol, Miguel de Unamuno, a fait l’éloge dans un traité au début du vingtième siècle.

L’un des plus anciens arts populaires en Chine, l’origami conserve une place importante encore aujourd’hui au Japon, jusque dans les cérémonies religieuses où le papier plié permet la représentation des divinités pendant les cérémonies Shinto. Plus que les dimensions spirituelles, ce sont plutôt les applications géométriques de l’origami qui semblent fasciner l’artiste. L’étude de pliages de papier permet par exemple la trisection de l’angle, autrement impossible à représenter graphiquement à l’aide des outils traditionnels.

« Dépliez un origami et observez ses plis – vous verrez tout un ensemble de polygones (…). Lorsque l’origami est (…) mis à plat, ses plis exposés, c’est ce que nous autres mathématiciens appelons une variété bidimensionnelle. »[3] Certains scientifiques japonais, adeptes de la « rigidity », une discipline liée à la géométrie différentielle de l’origami, travaillent à partir des plis de papier au déploiement des panneaux solaires embarqués à bord de satellites, à celui des airbags ou encore à celui de micro-sondes médicales injectées dans le corps humain.

Josef Albers a été le premier artiste à systématiser l’utilisation du pliage du papier dans ses enseignements des arts et du design à l’école du Bauhaus. Imprégnées par les expérimentations picturales avant-gardistes, du cubisme au suprématisme, les théories d’Albers prônaient avant tout la fin de toute représentation. « Il n’est pas nécessaire, écrivait Albert Gleizes, que la peinture évoque le souvenir d’un pot à eau, d’une guitare ou d’un verre, mais une série de rapports harmonieux dans un organisme particulier au moyen même du tableau. »[4] La véracité des apparences et la ressemblance sont remplacées dans l’espace pictural moderniste par des rapports d’harmonie souvent qualifiés de « mathématiques » : « L’art doit étudier scientifiquement (…) l’immense étendue de son domaine. »[5] écrivait Guillaume Apollinaire et Juan Gris admettait que la nouvelle vision de l’art faisait forcement partie d’un « esprit du temps » dominant le siècle nouveau qui englobait les sciences et toute activité créative ou intellectuelle humaine : « le cubisme doit avoir forcément une corrélation avec toutes les manifestations de la pensée contemporaine. On invente isolément une technique, un procédé, on n’invente pas de toutes pièces un état d’esprit. »[6]

Dès le début du vingtième siècle, l’épistémologie des sciences constituait une justification importante de l’activité de l’artiste dans sa quête de communion avec son époque. « Les mathématiques, comme l’art, c’est aussi une recherche du beau. »[7] et la vision du monde proposée par les sciences n’est jamais démunie de poésie. « Matérialiser l’immatériel c’est ce qu’ont peut-être en commun les mathématiques et l’art contemporain. »[8]

La toile linéaire des « necrobox » suggère une déconstruction géométrique expansive, une représentation non mimétique de l’élément organique à l’origine de la composition. ANNAF présente souvent cette série comme un hommage aux artistes du passé qui ont su circonscrire leur art à représenter la réalité à l’aide de seules figures géométriques essentielles, triangle, carré, cercle, ….

« Stéréo’gram » (2012) est une série d’assemblages dont chaque unité bicolore, indépendante et présentée séparément, s’inscrit dans un espace délimité et doit sa situation à l’effet visuel qu’elle est censée produire sur le spectateur la regardant à un angle précis. Chaque œuvre possède une forme géométrique à trois dimensions avec plusieurs faces planes polygonales. Elle est également composée elle-même d’un nombre variable de polyèdres, pyramides, cubes, biseaux, préfabriquées en MDF laqué, vides à l’intérieur. Certaines figures de l’assemblage sont découpées selon un modèle géométrique minutieusement préconçu, dénudant leurs intérieurs monochromes plus sombres que la surface extérieure de l’installation. Les contours des vides sont positionnés de façon à construire ensemble l’illusion d’une autre forme, plus grande. La teinte foncée de l’intérieur des volumes provoque une impression de profondeur et, à la fois, une illusion d’une sombre planéité. Regardé d’un point préconisé en face, l’assemblage dévoile en son centre une figure géométrique simple, un rond, un triangle ou un carré, pour la faire disparaitre aussitôt le déplacement du spectateur entamé.

ANNAF rappelle volontiers que les images d’installations de Felice Varini, de Georges Rousse ou de Michel Verjux ont fait partie de ses premières découvertes esthétiques. Mais au-delà de tout écho visuel de ces jeux d’apparences spatiales, c’est plutôt la rigueur méthodologique de la sculpture sérielle de Sol Lewitt, les expérimentations sur le concept de prolifération par l’emploi de la suite de Fibonacci de Mario Merz ou la réinvention de la peinture dans une approche systématique des contraintes préalables à la création de François Morellet qui semblent avoir laissé quelques empreintes fortes sur sa formation artistique.

Ce qui est préalable à la résolution d’un problème scientifique, à savoir, un ensemble d’éléments interagissant entre eux en accord avec certaines règles correspond souvent à la définition d’expérimentation artistique. Un système conceptuel tel que l’univers des « définitions/méthodes » de Claude Rutault par exemple s’apparente curieusement au protocole d’expériences chimiques ou physiques. Tous les deux prennent la forme d’une série de quelques simples opérations à effectuer en vue d’un résultat espéré.

ANNAF se dit parfois proche de l’univers de Vera Molnar car le travail de l’artiste hongroise fait appel à l’outil informatique dans la conception de ses œuvres géométriques et parce qu’elle autorise une part de désordre dans son mode de production sériel. L’ordinateur lui permet de perturber des matrices formelles régulières en y introduisant systématiquement les paramètres algorithmiques.

Les mathématiques ont souvent recours aux algorithmes, qui, dans les applications et les calculs informatiques constituent le fondement d’un programme. La création artistique contemporaine a placé clairement aujourd’hui le concept avant le geste. Il n’est donc plus étonnant d’y voir l’emploi d’une logique algorithmique ou des procédés systématiques dans le but de donner un axe de construction à une œuvre. Mais la précision du résultat, comme dans la résolution des problèmes scientifiques, est malgré tout aussi affaire du hasard. Les probabilités mathématiques peuvent devenir une base pour un jeu artistique.

Delphine Coindet fait appel à la programmation informatique en visant la conception des formes visuellement les plus pures. L’artiste joue sur la transcription des objets et signes graphiques, de l’analogique au numérique, quitte à les dépouiller de leur part d’imaginaire et de poésie liée au geste créatif direct. La distance de l’outil électronique lui permet un gain de précision qui amène une lettre de l’alphabet à devenir une forme plastique abstraite.

Pour son exposition « Babel’s Strip », ANNAF conçoit une série « Kose i tomb dan’ tautologie » (2014) qui est composée de 25 fichiers numériques dont chacun constitue une superposition des 5 graphies utilisées par les groupes ethniques peuplant l’ile de La Réunion : latine, arabe, hindi, chinoise et hébreu pour former la citation issue de « La bibliothèque de Babel » de Jorge Luis Borges, en créole dans le titre de l’œuvre. « Dans le processus, les lettres deviennent formes calligraphiques abstraites, clin d’œil au mythe de Babel et à l’abstraction. »[9] Les fichiers sont destinés à être édités sur de différents supports. Lors de l’exposition à la bibliothèque universitaire du Tampon par exemple, les impressions sur un papier adhésif noir ont été apposées sur les vitres du bâtiment, associant au hasard les vues extérieures des abords de l’architecture à des signes désormais illisibles rappelant de loin les formes de l’abstraction lyrique.

C’est en 2012 qu’ANNAF commence la réalisation de plusieurs œuvres en formes d’éditions limitées, gravures ou séries de dessins portant des titres aussi divers que « Plus ou moins le grand huit », « Série vérité », « 0,514 », «De zéro à l’infini et au-delà » et toutes se référant, par leurs appellations ou par les motifs qu’elles multiplient constamment à la notion d’infini. Cette recherche thématique semble aboutir en 2013 à la création d’une pièce unique importante. Il s’agit d’une vidéo de 6 min. 52 sec. intitulée « Le temps d’une craie » et réalisée comme une trace de performance antérieure, enregistrée en un seul plan fixe ininterrompu. Le performeur, dos tourné à l’objectif et face à un tableau noir, tend son bras droit et trace à main levée, à la craie, en un mouvement déterminé, constant, « jusqu’à l’acharnement, au-delà et par-delà de ses forces »[10] le symbole d’unicode ou la lemniscate de John Wallis. La longue lancée circulaire, répétitive du performeur s’interrompt une fois le bout de craie dans sa main entièrement épuisé.

Quand le mathématicien Georg Cantor, le plus grand classificateur des infinis, a découvert que du point de vue de leur taille d’ensemble infini, une droite et un plan sont identiques (l’ensemble des points d’une surface possède la même taille que l’ensemble des points d’un segment de droite) il écrit aussitôt à un collègue à ce propos : « Je le vois, mais je ne le crois pas. » Adopte-t-il par là même une attitude qui consiste à accepter cette nouvelle vérité sans la décréter paradoxale, malgré la dissonance voire la contradiction qu’elle semble révéler en relation avec l’ensemble de ses connaissances ?[11] Autrement, Cantor admet-il ainsi l’existence d’une nouvelle possible imaginaire faisant partie de la réalité ? Ou adopte-t-il plutôt inconsciemment une attitude voisine de celle d’un concepteur de fiction définie par Ronald Sukenick, fondateur de « Fiction Collective Two », de « croire et de ne pas croire en même temps en un univers créé »[12] ?

« Si on découvre les mathématiques, cela suggère un autre univers préexistant, un mindscape où les mathématiques existent en dehors de l’espace-temps, comme dans la caverne platonicienne. »[13] Cela supposerait que les concepts scientifiques ne sont pas simplement extraits de la réalité mais que leur découverte impose une étape supplémentaire, un effort à proprement parler imaginatif et créatif. Autrement, pourquoi – s’interroge Hubert Reeves – on aurait mis autant de temps avant de saisir et définir la notion de nombre « zéro », tellement évidente pourtant ?

« J’aime procéder au recensement des choses, démarche scientifique et simultanément un peu vaine. Cela me permet de créer des systèmes clos, des boucles (des bugs ?) qui me donnent la possibilité de passer d’une pièce à une autre par association d’idées et jeux de mots »[14]

L’univers d’ANNAF fait littéralement cohabiter en son sein les concepts scientifiques au même titre que les jeux de logique dont les origines remontent à l’antiquité et les références à l’histoire de l’art la plus récente. Il en résulte une recherche originale qui puise ses racines dans sa formation initiale et qui se nourrit constamment de ses découvertes artistiques. Cette recherche interroge avant tout notre perception de l’univers, problème central pour le travail d’ANNAF comme pour une partie des sciences. Elle semble aussi consciente de l’importance de redéfinition permanente du rôle de son propre univers dans le sens où « requalifier le rôle de l’art, signifie pour l’artiste reconquérir son propre territoire, reporter sa propre pratique au-dedans des frontières spécifiques d’une opération qui ne se mesure pas avec le monde, mais avant tout avec sa propre histoire et avec l’histoire de son propre langage. »[15]

Comme « necrobox », « Le temps d’une craie » veut s’inscrire dans une tradition artistique des vanités. La dynamique itérative de la vidéo, s’appuyant sur un apparent paradoxe sémiologique, « conduit à une sorte de vertige qui nous ouvre à l’infini et à l’éternité. »[16] Loin de vouloir illustrer des concepts, ANNAF tente de faire coïncider les intentions les plus essentielles de l’art et des sciences pour « mettre au monde des interrogations, qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes. »[17]

Thomas KOCEK
Mai 2014

[1] Jean-Michel Albérola in : interview pour la Fondation Cartier à l’occasion de l’ouverture de l’exposition

Mathématiques,  un dépaysement soudain du 21 octobre 2011 au 18 mars 2012. Interview mise en ligne sur le site fondation.cartier.com

[2] Alain Connes in : reportage sur l’exposition Mathématiques, un dépaysement soudain à la Fondation Cartier. Interview mise en ligne sur le site fondation.cartier.com

[3] Azuma Hideaki in : Takahashi Koki L’origami? Des mathématiques ! Appliquer les théorèmes des mathématiques modernes à l’origami, Nipponia No. 41 15 juin 2007

[4] Albert Gleizes cité in : Qu’est-ce que le cubisme. Regard scientifique, Encyclopédie Larousse.

[5] Guillaume Apollinaire cité in : Qu’est-ce que le cubisme. Regard scientifique, Encyclopédie Larousse

[6] Juan Gris cité in : Ibidem

[7] Cédric Villani in : interview pour la Fondation Cartier à l’occasion de l’ouverture de l’exposition

Mathématiques,  un dépaysement soudain. Interview mise en ligne sur le site fondation.cartier.com

[8]Anne Amsallem in : Quelques pistes pédagogiques pour aborder les œuvres du FRAC Poitou-Charentes avec une perspective mathématique. Mise en ligne sur frac-poitou-charentes.org

[9] ANNAF in : Présentation de l’exposition Babel’s Strip à la B.U. du Tampon, janvier – mars 2014

[10] ANNAF in : Présentation de l’exposition Séries à l’E.S.A. Réunion en décembre 2013

[11] Jean-Paul Delahaye in : L’infini est-il paradoxal en mathématiques ? Publié sur le site Futura mathématique.com, février 2013

[12] Ronald Sukenick in : Death of the Novel and Other Stories. FC2. 2003 (première édition en 1969)

[13] Hubert Reeves in : dialogue avec Michel Cassé en forme de visite de l’exposition Mathématiques, un dépaysement soudain à la Fondation Cartier. Interview mise en ligne sur le site fondation.cartier.com

[14] ANNAF in : Présentation de l’exposition Séries à l’E.S.A. Réunion en décembre 2013

[15] Achille Bonito Oliva in : Ferrier, Jean-Louis, Director and Yann le Pichon, Walter D. Glanze Art of Our Century, The Chronicle of Western Art, 1900 to the Present. New York: Prentice-Hall Editions. 1988. An Art Without Ideology, 1980 – Manifesto ou La Transavantgarde italienne

[16] ANNAF Ibidem

[17] Alain Robbe-Grillet . « La fonction de la fiction n’est jamais d’illustrer une vérité, ou même une interrogation. Elle est de mettre au monde des interrogations, qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes. » in : Pour un Nouveau Roman. A quoi servent les théories. 1963